Le paradoxe Banksy

Beaucoup s’accordent à affirmer que Banksy aurait échoué. Que sa volonté, d’avoir un art accessible et hors des réseaux institutionnels et capitalistes, n’a aboutit qu’à une nouvelle création de valeur à fort potentiel spéculatif. Une aubaine, que les riches collectionneurs s’arrachent dans les ventes aux enchères, sans se soucier du (non)sens de leurs actes. Tous s’accordent à observer ce qui serait sa chute, comme un fait rassurant. L’icône anti-système va finir par rentrer dans le rang. Mais ce qui est vendu comme l’échec programmé d’un artiste engagé, n’est-il pas celui d’une société sans morale ?!

Banksy déclenche des réactions fortes. Il est admiré par ses fans, qui le suivent dans ses aventures et viennent voir ses pochoirs dès qu’ils en ont l’occasion. Détesté par certains graffeurs, qui tentent de détériorer ses oeuvres urbaines par jalousie ou pour se faire une notoriété à moindres frais. D’autres tentent de percer le mystère de son anonymat pour se faire un nom, dans une sorte de tautologie stérile. Il y a ceux qui prétendent le préserver, en découpant des murs ses oeuvres, faites pour rester là et disparaître en s’offrant gratuitement aux passants. Puis il y a les collectionneurs, ces spéculateurs sans scrupule qui achètent le travail engagé d’un artiste qui a un message, pour le vider de son sens et n’en faire qu’un objet décoratif de grande valeur.

Dans ce bouillonnement hystérique, Banksy tente de garder le cap. Il est probablement le seul à garder la tête froide face à ses travaux urbains et son succès incroyable. Le seul qui soit sincère. Même s’il se retrouve obligé de nier certaines de ses valeurs pour ne pas tout perdre. Mais, dans cette tourmente artisticonomique, jamais ses choix ne sont respectés. Ce qui fait son identité et sa démarche, l’essence même de son art, semble ne pas avoir d’importance quand il s’agit de faire de l’argent. Mais quelle valeur réelle peut avoir une oeuvre dont le sens même a été nié ?

L’art devrait nous faire gagner en clarté et en intelligence. Il devrait nous procurer des sensations cohérentes que nous n’aurions pas eues s’il n’avait pas été là. Mais le prix d’une oeuvre est maintenant partie prenante de sa fonction, son nouveau rôle est de rester sur un mur et prendre de la valeur. Au lieu d’être un patrimoine commun à l’humanité, comme le sont les livres par exemple, l’art devient la propriété personnelle de celui qui peut se l’offrir. Imaginez si n’importe quel livre du monde valait un million de dollars. Imaginez l’effet désastreux que cela aurait sur la culture.

Robert Hughes

Le vandale vandalisé

Il suffit de revenir sur l’action de Banksy lors de la vente aux enchères de son oeuvre, La Petite Fille au Ballon, fin 2018, pour saisir toute l’ironie de la situation actuelle. Banksy, artiste libertaire et anti-capitaliste, multiplie le prix, déjà record, d’une de ses oeuvres par deux en tentant de la détruire pour qu’elle échappe à la spéculation. Cet acte fort et symbolique m’a tout d’abord fait sourire. Il s’agit d’un point culminant de l’histoire de l’art contemporain, à n’en pas douter. Mais rapidement cette excitation a laissé place à une grande tristesse.

Découpage de l'oeuvre de Banksy Sotheby's 2018

Banksy l’artiste du peuple et de l’accès libre à la culture, se retrouve à devoir détruire son travail pour affirmer son opposition à un système qui nie sa démarche et ses principes au nom de l’argent roi. Cette Petite Fille au Ballon est le symbole de cette innocence de l’artiste face à l’absence de scrupule de notre société capitaliste. Déchiquetée pour n’être que plus désirée, cette action désespérée marque un tournant dans la démarche de Banksy.

Depuis des mois, il avait commencé à répertorier les expositions de ses travaux qui ne bénéficiaient pas de son autorisation, sur la page Shows de son site officiel, appelant ses fans à ne pas s’y rendre. La liste n’a fait que s’allonger sans que rien ne change. Plus récemment, il a attaqué un musée en justice, au début de l’année 2019, sous couvert de sa société de gestion de patrimoine artistique : Pest Control. Le lieu, en plus de faire payer l’entrée pour accéder à ses travaux, offrait à la vente, dans sa boutique de souvenirs, des objets portant des pochoirs de Banksy, sans en avoir l’autorisation. Sur décision de justice, les objets ont dû être retirés de la vente, mais l’exposition a pu avoir lieue.

Ces derniers jours, Banksy vient d’ouvrir une boutique à Londres. Une performance intéressante, mais surtout un acte nécessaire réalisé contre sa volonté. La seule raison de la mise en place de ce lieu, fermé au public, n’a rien d’artistique. C’est pour ne pas se faire voler son nom que Banksy a été obligé de mettre ses travaux en vente de la sorte, dans une mise en scène qu’il présente comme “la raison la moins poétique possible de faire de l’art.” Pendant ce temps, tout le monde ne se préoccupe que d’être là pour acheter une des oeuvres exposées, le jour de l’ouverture du site Internet associé : https://grossdomesticproduct.com

Banksy la victime parfaite

Banksy a toujours été un artiste engagé. Depuis ses débuts à Bristol, son art dénonce les logiques d’une société qui soumet et contrôle. Artiste anarchiste par excellence, son engagement est sincère et affiché au grand jour. Il est issu de cette contre-culture underground des années 1990, dans laquelle sont nés des mouvements politiques forts comme les punks, les antifascistes, les rave parties et le graffiti. Il s’engage aux côtés des palestiniens, pour les migrants et plus récemment contre le Brexit en Grande-Bretagne. Rares sont les artistes contemporains à oser afficher un message politique dans leurs oeuvres. C’est la signature même de Banksy !

Cet engagement fort de l’artiste le plus inconnu au monde, a pourtant une limite. La société capitaliste contemporaine n’en a rien à faire. Alors qu’elle tentait de mettre Banksy en prison dans les années 2000, elle tente aujourd’hui de mettre ses oeuvres dans les musées… ce qui revient à peu près au même ! La ville de Bristol se vante d’avoir enfanté le plus grand street artist qui soit, en oubliant que ses policiers le traquaient jusque dans les expositions qu’il organisait. Cette absence de sincérité et d’intégrité de notre monde est le terreau des difficultés actuelles de Banksy.

Avoir des principes forts, dans une société qui n’en a pas, est malheureusement une faiblesse. Car elle s’en sert pour vous utiliser, prendre et s’accaparer votre force et votre créativité. Comme un pervers narcissique, pompant l’énergie de ses victimes pour continuer à nuire au monde, la société vampirise les gens créatifs pour créer de la richesse, au détriment du créateur. Et pendant que la victime est encore sous le choc d’autant de malveillance, le piège se referme. Et Banksy, bien malgré lui, devient l’artiste d’un paradoxe qui lui échappe. Ceux-là même qui achètent ses oeuvres dans les ventes aux enchères, sont le symbole de ce qu’il condamne. Dans une sorte de glissement, Banksy se retrouve à nourrir la bête qu’il tentait d’affamer : un monde de l’art avide et à l’appétit insatiable.

Banksy doit être bien seul dans son succès anonyme. Même ses amis de la première heure lui reprochent de ne pas partager sa gloire, ou tout au moins son argent. Inkie, qui le connaît depuis ses débuts, déclare en juillet dans un article du Monde, regretter que “Banksy n’aide pas d’avantage ses vieux copains qui logent dans des HLM et se démènent pour survivre.” Il le rend responsable de ce succès contre lequel Banksy tente de lutter et lui reproche son échec. Belle preuve d’amitié !

J’ai croisé bien plus de voyous depuis que mon travail est “reconnu” et n’est plus considéré seulement comme du vandalisme.

Banksy – 2010

Banksy se fait “Sothebyser”

Pendant ce temps la machine s’emballe. Banksy est vendu aux enchères, découpé dans les rues, exposé dans des lieux qui font payer l’entrée, floqué sur des mugs ou des magnets, traqué car son anonymat dérange. Chacun des principes de sa démarche est décortiqué, piétiné et exploité à des fins commerciales. Les maisons de vente aux enchères utilisent ses oeuvres pour communiquer sur leurs événements, même si cela revient à se traiter eux-mêmes d’imbéciles. La honte n’existe pas lorsqu’on n’a pas de principe !

Ce ne sont pas les maisons de vente aux enchères qui se font “bankser,” comme l’a lancé le responsable européen de Sotheby’s, le jour du découpage de l’oeuvre de l’artiste. C’est bien Banksy qui se fait “sothebyser” depuis des années. Le monde des spéculateurs artistiques voudrait se faire passer pour la victime d’un artiste extrémiste, près à détruire un objet à un million d’euros pour des principes tellement moins importants que de faire fortune. Et puis, de toute manière, l’objet n’a fait que prendre plus de valeur…

Montrer Banksy du doigt permet de faire oublier les millions engrangés depuis des années, sans l’ombre d’un accord de l’artiste. C’est une véritable entreprise de Grand Banksytisme qui est en train de se développer, dont le but est de voler un maximum de travaux urbains de l’artiste. Et c’est contre cette réalité que Banksy est obligé aujourd’hui de réagir en usant de moyens légaux. Porter plainte, revendiquer et déposer sa marque et l’utiliser, pour éviter que d’autres ne le fasse, pour des raisons qui n’ont rien d’artistique.

C’est à ce moment que ceux qui n’ont pas de principe viennent critiquer celui qui en a. Pointer d’un doigt accusateur le fait qu’il soit obligé de les bafouer, pour essayer de garder la tête hors de l’eau. Un jeu qui existe depuis longtemps et qui permet aux immobiles de se dire qu’ils ont bien fait de ne pas essayer. Ils se réjouissent de pouvoir dire que Banksy ne respecte pas ses principes historiques, en se tapant mutuellement dans le dos, prenant plaisir à voir le génie s’empêtrer dans la médiocrité de notre monde.

A ceux qui pensent que Banksy est complice de ce système, je leur dirais d’essayer de comprendre ce que c’est que d’avoir des principes forts et de s’y tenir, dans une société qui ne respecte rien. Banksy essaie de rester sincère, au milieu de cet ouragan qui l’encercle. Jusque là il donnait l’impression de s’amuser, mais l’humour est en train de laisser place à l’amertume.

Se faire utiliser contre sa volonté par quelqu’un qui ne respecte pas ce que tu es ou ce que tu demandes ne fait pas de toi un complice, mais bien une victime !